L'inhalation d'ocytocine pourrait affecter des comportements sociaux
Dimanche 5 juin 2005 : Santé : #500

La confiance en danger de manipulation

La molécule de la confiance aurait-elle été mise en flacon nébuliseur ? C'est ce que suggère une étude publiée par la revue Nature du 2 juin, qui montre l'influence de l'inhalation d'ocytocine, un neuropeptide, sur des personnes jouant aux investisseurs. L'ocytocine était connue pour son action dans la lactation et le déclenchement de l'accouchement. Chez l'animal, on a observé qu'elle s'exprime dans des régions du cerveau impliquées dans des comportements d'appariement, de soins maternels ou d'attachement social.
La nouvelle étude, réalisée par une équipe zurichoise, visait à voir si cette molécule ne jouait pas un rôle dans les comportements sociaux humains, en particulier la confiance, laquelle "est indispensable en amitié, en amour, dans les familles et les organisations, et joue un rôle-clé dans les échanges économiques et la politique" , rappellent Ernst Fehr et ses collègues.

L'équipe, qui mêlait des économistes et des neuropsychologues, a donc imaginé une situation où la relation entre deux individus mettait en jeu une question de confiance : un "investisseur" et un "mandataire" , riches chacun de 12 unités monétaires. L'investisseur est libre de transférer 0, 4, 8 ou 12 unités au mandataire, sachant que cette somme sera triplée par l'expérimentateur. Le mandataire pourra restituer le montant qu'il souhaitera à l'investisseur. A lui de voir comment il honore la confiance que lui a témoignée l'investisseur, qui est le seul à avoir pris un risque.

Plusieurs groupes d'étudiants ont participé à ce "jeu de confiance" . Les uns avaient inhalé de l'ocytocine, les autres un simple placebo. Tous ignoraient l'enjeu réel de l'expérience. Résultat ? Sur 29 investisseurs ayant "sniffé" la molécule, 13, soit 45 %, ont donné 12 unités monétaires (le maximum) au banquier, contre 6 sur 29 (21 %) dans le groupe placebo. "Le transfert moyen des investisseurs est supérieur de 17 % dans le groupe ayant respiré l'ocytocine" , écrivent les chercheurs suisses.

Mais l'ocytocine avait-elle réellement joué sur la confiance entre deux personnes, soit un comportement social, ou bien sur la prise de risque ? Pour le vérifier, une seconde expérience a été réalisée : cette fois, les investisseurs étaient avertis que l'argent leur serait reversé selon un mécanisme purement aléatoire. Dans ce cas, les sommes investies ne différaient pas sensiblement dans les deux groupes. "Cela suggère que l'ocytocine affecte spécifiquement la confiance dans les interactions interpersonnelles" , indique l'équipe helvète.

POSSIBLE UTILISATION PERVERSE

L'ocytocine inhiberait-elle les comportements défensifs, comme chez l'animal ? Autre hypothèse testée, l'ocytocine rendrait l'individu "plus optimiste" sur les termes de l'échange. En fait, les étudiants soumis à l'ocytocine n'espéraient pas une réciprocité plus élevée que ceux soumis au placebo. "Finalement, il se pourrait que l'ocytocine aide les individus à surmonter leur aversion de la trahison dans les interactions sociales" , concluent les chercheurs de Zurich, qui soulignent l'intérêt d'une telle molécule pour certains troubles mentaux, comme la phobie sociale ou l'autisme, marqués par de graves déficits d'interaction sociale.

A l'inverse, comme le note Antonio Damasio (université de l'Iowa), dans un commentaire publié par Nature, on peut se demander si certains cas de confiance pathologique, comme chez les enfants souffrant du syndrome de Williams, une maladie génétique rare, ne résultent pas d'une surexpression de l'ocytocine dans le cerveau.

Volontiers polémique, le chercheur américain invite à "noter que les techniques actuelles de marketing ­ pour les politiques et autres produits ­ pourraient fort bien exercer leurs effets à travers la diffusion naturelle d'ocytocine en réponse à des stimuli bien ciblés" . Pour le célèbre neurobiologiste, l'équipe suisse "ne doit pas être blâmée" pour avoir mis en lumière la perspective de tels abus.

Faut-il donc craindre une utilisation perverse de l'ocytocine ? Angela Sirigu, de l'Institut des sciences cognitives de Lyon (CNRS), pense qu'il conviendrait de s'interroger sur l'influence réelle de la molécule. Elle pointe plusieurs insuffisances dans l'étude suisse. L'effet observé reste, selon elle, statistiquement faible, "même s'il peut être réel" . Mais, dans ce cas, il faudrait expliquer pourquoi certains individus ne réagissent pas à l'ocytocine. Autre question sans réponse : l'effet "confiance" serait-il anéanti si le mandataire la trahit ?

"Nous ne comprenons pas les différences individuelles" , reconnaît Ernst Fehr, qui admet ne pas avoir mené de tests de personnalité pour déterminer si les groupes testés étaient composés de sujets "naturellement" confiants ou non. Son équipe a en effet soumis diverses populations au "jeu de la confiance" , en Allemagne, sans recourir à l'ocytocine et obtenu des résultats qui seraient, dit-il, "non politiquement corrects" .

Dans le jeu de rôle, les investisseurs les plus confiants provenaient des catégories socioprofessionnelles les plus aisées. Et les personnes vivant dans des quartiers où le taux de chômage était plus élevé avaient tendance à l'être moins, comme celles installées dans des zones comportant une plus forte proportion d'étrangers.

Hervé Morin
Article paru dans LE MONDE | 04.06.05 |

L’ocytocine est une hormone sécrétée par la femme lors de l’accouchement, dont elle accélère le travail par contraction des muscles lisses de l'utérus, puis pendant l’allaitement, qu’elle facilite en stimulant l'éjection du lait par contraction des cellules qui entourent les alvéoles. Cette hormone serait également responsable du comportement protecteur maternel. C’est en tout cas la conclusion de chercheurs américains qui ont montré que, chez les rates, l’ocytocine stimulait un comportement agressif lorsqu’un intrus s’approchait du bébé, et calmait l’anxiété de la mère lors des montées de lait.

Faites une recherche sur Internet avec ocytocine et vous verrez que cette hormone peut être inquiétante dans les mains d'alchimistes noirs... et elle l'est. Que faire ?