RECENSEMENT DE STATISTIQUE
CANADA
Levée de boucliers
contre un fabricant d'armes
Marc Thibodeau
La Presse
Des milliers de citoyens canadiens
entendent boycotter le recensement
de Statistique Canada pour protester contre le rôle de
soutien de
Lockheed Martin, un des plus importants fabricants d'armes de
la
planète, qui a décroché un important contrat
informatique d'Ottawa.
Le mouvement d'opposition est
soutenu par un ex-conseiller municipal
de Kingston, en Ontario, Don Rogers, qui a lancé début
mars un site
Internet à ce sujet. À la source du mouvement,
la crainte de voir des
données délicates se retrouver aux États-Unis
et l'aspect «immoral»
pour le gouvernement canadien de s'associer à un important
joueur du
secteur de l'armement.
Don Rogers incite la population
à protester en refusant de retourner
le formulaire dans les délais prévus.
Ou encore en modifiant les données
de manière à compliquer le
processus de collecte des données. «La réponse
a été incroyable. Nous recevons des courriels de
soutien de personnes de partout au pays et il y a eu 50 000 visiteurs
sur le site. Il y a un malaise latent qui
en voie de se transformer en colère ouverte», a
indiqué en entrevue M.
Rogers, qui n'avait toujours pas rempli son formulaire lundi.
L'attribution du contrat controversé
à Lockheed Martin, d'une valeur
de 61 millions de dollars, remonte à 2003. Le gouvernement
canadien
avait alors confié à la filiale canadienne de l'entreprise,
appuyée
pour l'occasion par IBM Canada et Imprimeries Transcontinental,
le
mandat de «mettre à la disposition de Statistique
Canada le matériel
informatique, les logiciels et les services d'impression»
requis pour
le recensement.
L'annonce de la participation
de la firme américaine- qui exerce ses
activités dans le secteur des technologies de l'information
en marge
de ses activités militaires- avait suscité une
première vague de
protestations de citoyens et d'élus, qui craignaient de
voir des données délicates se retrouver aux États-Unis.
Ottawa avait alors revu
le contrat pour limiter sa portée.
Les pouvoirs étendus donnés
aux services de renseignements américains par la loi antiterroriste
américaine - et la récente polémique
suscitée par le transfert allégué des relevés
téléphoniques de millions d'Américains -
relancent cependant les craintes d'atteinte à la vie privée,
souligne M. Rogers.
Statistique Canada assure que
ces craintes sont sans fondement. «Même si Lockheed
Martin voulait transférer les données au gouvernement
américain, ce dont je doute, elle ne pourrait le faire
puisqu'elle ne les a pas», tranche Richard Barnabé,
porte-parole de l'organisme.
Les compagnies privées
ne participent pas à la collecte ou au
traitement des données, qui sont acheminées dans
un centre sécurisé à
Gatineau, précise M. Barnabé. Il ajoute que trois
firmes distinctes ont été embauchées pour
vérifier l'étanchéité informatique
du système. Leur analyse a ensuite été validée
par un groupe de travail présidé par l'ex-vérificateur
général du Canada, Denis Desautels.
La question de la protection
de données confidentielles n'est cependant qu'une partie
de la controverse, indique Don Rogers, qui insiste sur le fait
qu'il est «immoral» pour le gouvernement canadien
de s'associer à Lockheed Martin en raison de ses activités
dans le secteur de l'armement.
La compagnie, dit-il, construit
des avions de combat et des missiles de grande puissance. Elle
est très présente en Irak, où le gouvernement
canadien a refusé de s'engager, en Afghanistan ainsi qu'à
la base américaine de Guantanamo, poursuit l'ex-conseiller.
Lockheed Martin a notamment envoyé
dans les deux premiers pays des «interrogateurs spécialisés»
et des interprètes qui travaillent aux côtés
des soldats américains dans les centres de détention.
Elle compte par ailleurs à Guantanamo des analystes chargés
de revoir les résultats des interrogatoires et des personnes
chargées de veiller à la «sécurité
opérationnelle» de la base, une tâche qui
inclut la surveillance de journalistes en visite.
Un porte-parole de l'entreprise
au Maryland, Tom Greer, a indiqué hier
que les contrats avec le ministère de la Défense
américain constituaient toujours sa principale source
de revenus. Il a précisé cependant que les activités
de soutien informatique, comme celui obtenu auprès de
Statistique Canada, se développaient rapidement.
M. Greer a ajouté que
la compagnie n'entendait pas solliciter de nouveaux contrats
dans le domaine des interrogatoires. «Nous ne serons plus
actifs dans ce domaine d'ici la fin de l'année. Ce n'est
pas
notre spécialité», a-t-il noté.
Un porte-parole de Lockheed Martin
Canada, Michael Barton, a écarté
les questions sur l'attribution du contrat de recensement en
soulignant qu'il avait été remporté lors
d'un processus d'appel d'offres transparent et rigoureux.
Le porte-parole de Statistique
Canada, Richard Barnabé, a indiqué dans la même
veine que le contrat avait été attribué
conformément aux
normes fixées par le ministère des Travaux publics.
Un porte-parole du Ministère
a indiqué par la suite que les règles du
Conseil du Trésor avaient été suivies. L'ALENA,
a-t-il ajouté, stipule
que les contrats publics de services de plus de 84 000 $ doivent
être
accessibles aux entreprises des trois pays membres.
François Rebello, président
du Groupe investissement responsable,
souligne que les fabricants d'armement sont normalement boycottés
par les investisseurs éthiques.
Le gouvernement aurait cependant
beaucoup de mal à justifier, sur le
plan juridique, l'exclusion de ces fabricants d'un processus
d'appel
d'offres. «La vente d'armes n'est pas illégale»,
dit M. Rebello. |