Sources: L'Express du 31/05/2021 Appelé à remplacer le code-barres, le dispositif de reconnaissance électronique RFID n'est pas seulement capable d'identifier et de suivre à la trace un produit: il peut en faire autant avec le propriétaire de celui-ci. Un exploit technologique dont certains dénoncent déjà le caractère liberticide Où qu'il aille, Tom Cruise est suivi à la trace par des yeux invisibles. Sur son passage, les panneaux publicitaires le reconnaissent et diffusent des messages spécialement à son intention. Dans un magasin de vêtements, la vendeuse virtuelle lui demande s'il est content des débardeurs qu'il y a récemment achetés. Nulle part il n'est anonyme. Ce cauchemar, que décrit Steven Spielberg dans son film d'anticipation Minority Report, va-t-il devenir un jour réalité? Risquons-nous d'être identifiés par des inconnus, pistés, «profilés» à tout moment? Aux Etats-Unis, les associations de défense des consommateurs le craignent. Car la technologie est prête. Elle a même un nom: RFID. Et les cabinets d'études lui promettent un succès planétaire. Selon l'un d'entre eux, AT Kearney, le marché des puces RFID et de leurs systèmes associés devrait exploser, passant de 1,5 milliard de dollars en 2003 à 14 milliards en 2012. «Le prix de ces mémoires chute de 15% chaque année; elles seront à portée des marchés de masse d'ici à 2015» Derrière ce sigle se cache un dispositif électronique a priori inoffensif. La puce RFID (Radio Frequency Identification) peut être comparée à un super-code-barres. «Comme lui, elle permet l'identification des objets en associant un numéro à chacun d'eux. Mais là où le code-barres, avec ses 13 chiffres, est limité à 10 000 milliards de numéros différents, le circuit électronique RFID, avec ses 96 bits, stocke un chiffre choisi parmi 80 milliards de milliards de milliards de possibilités», explique Fabien Havard, consultant chez IBM. Résultat: la puce ne se contente pas de distinguer les familles de produits entre elles, les barils de lessive de telle marque et les boîtes de petits pois de telle autre. Sa mémoire d'éléphant lui permet de faire la différence entre la canette de Coca-Cola que vous tenez dans votre main et toutes les autres, qu'elles se trouvent en France ou ailleurs dans le monde. Chacune de ces centaines de millions de boîtes rouges cylindriques est dotée d'un numéro d'identification absolument unique qui la rend reconnaissable entre toutes, si elle possède une puce RFID. Mais il y a plus. Alors que les codes- barres doivent être passés manuellement devant un dispositif de lecture, les puces RFID s'affranchissent des questions de distance en émettant leur numéro d'identification par ondes radio jusqu'à 5 ou 10 mètres. Pour ce faire, certaines d'entre elles, qu'on appelle actives, sont équipées d'une batterie. D'autres, plus récentes, moins chères et qualifiées de passives, réussissent à se passer de toute source d'énergie interne. Dans ce cas, les quelques microwatts nécessaires à leur fonctionnement sont produits, au sein de la puce, par l'appareil de lecture. Celui-ci comprend des bobines électriques produisant un champ magnétique où la puce puise son énergie par induction. La taille des puces elle-même ne dépasse pas celle d'un grain de sable. Mais, pour communiquer avec les lecteurs, elles ont besoin d'être connectées à une antenne qui, elle, couvre quelques centimètres carrés. Cette spire métallique étant parfaitement plate, l'ensemble puce + antenne s'intègre facilement dans une étiquette prête à être collée sur le moindre objet. Le danger? Que ces étiquettes très discrètes, «intelligentes» et communicantes servent de mouchards. Si leur usage se généralisait, les biens que nous détenons, que nous portons sur nous, même les plus intimes, constitueraient autant d'espions susceptibles de renseigner les Etats malveillants, mais aussi les publicitaires ou les assureurs, sur notre vie privée. «Chacun de nous possède de 1 000 à 10 000 objets qui l'entourent, s'inquiète Philippe Lemoine, commissaire de la Cnil et coprésident du groupe Galeries Lafayette. Le «nuage» d'informations qu'ils composent permet de définir un profil de leur propriétaire et de tout savoir de lui: son niveau de vie, ses origines, ses habitudes de consommation, s'il vit seul ou en couple, etc.» En entrant dans un magasin, vous pourriez être scanné à votre insu et recevoir un accueil moins favorable qu'un autre client. Suivant votre situation, des facilités de paiement vous seraient refusées ou des cadeaux de bienvenue offerts. Pis encore, il suffirait de faire le lien entre votre nom dans un fichier informatique et les éléments qui vous accompagnent en permanence - votre montre, votre portefeuille - pour vous reconnaître personnellement et vous suivre dans vos déplacements. «Voulons-nous d'un monde où chacun pourra être pisté, fiché via les objets qu'il achète ou porte sur lui? s'alarme la pourfendeuse des puces RFID, Katherine Albrecht, qui dirige Caspian (Consumers Against Supermarket Privacy Invasion and Numbering). Cette technologie envahissante est capable de lire jusqu'au contenu de votre sac à main!» Une vision instantanée des flux et des stocks Toute cette affaire ne serait qu'une mauvaise histoire de science-fiction si la grande distribution n'était en train de lui donner un tour réel. Les prouesses des mémoires RFID sont telles que le n° 1 du secteur dans le monde, le titan américain Wal-Mart, a demandé à la totalité de ses fournisseurs de s'en équiper d'ici à 2006. Aussitôt, d'autres grands de la distribution, Metro en Allemagne et Tesco en Grande-Bretagne, ont fait des requêtes similaires auprès de leurs propres fournisseurs. «Dans un premier temps, ces puces seront apposées sur les cartons et les palettes qui approvisionnent les supermarchés, dans le but de simplifier les opérations de la chaîne logistique, détaille Si-Mohamed Saïd, responsable de la technologie RFID chez SAP France, éditeur de progiciels. Plus besoin de contrôler manuellement la présence de tel carton de marchandises au sein d'une palette: il se signalera de lui-même en passant à proximité d'un lecteur.» Les atouts de cette technique sont évidents. Pour la première fois, le système informatique central des supermarchés, renseigné par les lecteurs de puces, fournira une vision instantanée des flux et des stocks. Le responsable d'un magasin pourra observer, en temps réel, le chargement de la palette qu'il attend, son départ des entrepôts, sa livraison et son stockage. Réagir aux aléas de la logistique - un camion en panne, la destruction accidentelle d'un colis - deviendra un jeu d'enfant. Mieux approvisionnés, les magasins gagneront en rentabilité. Wal-Mart en espère 2,5 milliards de dollars d'économies, soit 1% de son chiffre d'affaires! Mais les géants de la distribution ne s'arrêteront sans doute pas en si bon chemin. Après les colis de marchandises, les puces RFID «tagueront» de simples articles du commerce, des tubes de dentifrice aux paires de bas. «Le prix de ces mémoires, qui atteint de 20 à 30 centimes d'euro, chute de 15% chaque année, ce qui va les mettre à portée des marchés de masse d'ici à 2015», estime Christophe Duverne, vice-président du marketing et des ventes de Philips Semi-conductors. Certes, il reste encore quelques obstacles techniques à franchir avant cette généralisation. Les modes d'émission et de lecture des puces n'ont pas été standardisés, condition pour faire baisser leur prix et leur assurer un succès mondial. Ira-t-on vers des étiquettes communiquant à la fréquence de 13,56 MHz, qui présentent l'avantage de pouvoir être décodées par des lecteurs peu puissants? Ou vers d'autres qui transmettent leurs données à 900 MHz et se laissent lire à 10 mètres de distance? De même, on ignore si le marché, qui s'oriente vers des puces inscriptibles une seule fois, ne fera pas une place à des modèles de type Eeprom, où des informations supplémentaires pourraient être ajoutées à tout moment. Mais peu importe. Coca-Cola ou Procter & Gamble y croient tant qu'ils ont financé, avec une centaine d'autres industriels, un laboratoire du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour plancher sur le sujet. A présent, les essais pilotes se multiplient. A Orlando, en Floride, Mastercard teste 16 000 cartes de paiement qu'il suffira d'agiter devant le lecteur de son garagiste pour régler son essence. Michelin mène un essai aux Etats-Unis sur les pneus des voitures de tourisme. La Banque centrale européenne étudie l'intégration de ces mémoires électroniques dans l'épaisseur des billets de banque, afin de repérer les faux automatiquement. Quant à l'autorité américaine en matière de santé, la Food and Drug Administration, elle souhaite leur généralisation, d'ici à 2007, pour lutter contre la contrefaçon de médicaments. Et, déjà, la plupart des nouvelles automobiles incorporent, dans la clef de contact, une puce RFID qui autorise le démarrage et empêche les vols. Les avantages de ces dispositifs électroniques sont immenses, avancent industriels et distributeurs. On devrait par exemple voir disparaître l'une des pires corvées du monde moderne, l'attente dans les queues des supermarchés. «Il suffira de passer son chariot sous un portique de lecture pour que son contenu soit identifié en un instant», explique Jean-Marie Picard, directeur de la logistique chez Carrefour. Le lent défilement des articles sur un tapis roulant dans le bip-bip des caisses enregistreuses appartiendrait à un autre temps. Mieux encore, grâce aux RFID, la tarte surgelée abandonnée par un client pressé au rayon yaourts sera rapidement repérée. Un employé passera un lecteur portatif le long des présentoirs pour déceler l'intrus en un instant. Autre avantage: vous ne vous énerverez plus en constatant que votre shampooing habituel est absent de son rayon. A chaque instant, une moyenne de 6 à 8% des produits manquent dans votre supermarché. Mais à l'avenir, les présentoirs, équipés d'une antenne de détection, préviendront d'eux-mêmes les responsables qu'un réassortiment est nécessaire. Un désastre pour les libertés publiques «Et puis, chaque objet pourra être efficacement suivi à la trace, estime Jean-Yves Pronier, responsable du développement de la chaîne logistique et RFID chez Sun Microsystems. En 1990, Perrier avait dû rappeler et détruire une grande partie de sa production, 280 millions de bouteilles, en raison d'une pollution au benzène. Si les puces RFID avaient existé à l'époque, il aurait suffi de demander le rappel des seules bouteilles à risque, dont la destination aurait été connue avec précision.» Enfin, le nombre de vols devrait diminuer sensiblement. Le géant du rasage, Gillette, qui a acheté 500 millions de puces RFID, y croit beaucoup. Il faut dire que de 10 à 40% des lames mises en rayon se font subtiliser. A tel point que, dans certains magasins, on doit les placer sous vitrine, comme l'alcool. En France, industriels et distributeurs commencent tout juste à saisir l'enjeu des puces RFID. Chez Carrefour, pourtant n° 2 mondial de la grande distribution, les tests approfondis portant sur cette technologie n'ont commencé que depuis quelques mois. Air France songe à l'adopter pour pouvoir suivre à la trace les bagages des voyageurs et réduire les pertes. La carte de transport Navigo, qui permet de franchir les portillons du métro parisien en agitant une carte devant un lecteur, demeure l'un des seuls exemples marquants de son utilisation. Une petite société du sud de la France, cependant, semble particulièrement dynamique sur ce secteur. En réussissant à vendre 10 millions de cartes à puce RFID à la Chine, Inside Contactless est devenu le premier fournisseur du pays le plus peuplé du monde. Economiquement, c'est un exploit. Du point de vue des libertés publiques, un désastre. Les cartes, qui ont été remises aux étudiants, permettront de surveiller leurs allées et venues sur les campus, dans les transports en commun et de contrôler les livres qu'ils empruntent dans les bibliothèques. En récompense, l'entreprise a reçu une distinction dont elle se serait bien passée: un Big Brother Award décerné par l'association de défense des droits de l'homme Privacy International. Pour prévenir ces dangers, Philippe Lemoine préconise d'installer des garde-fous. «Les puces devront être neutralisées au moment du passage en caisse, soit physiquement en coupant l'étiquette, soit électroniquement en effaçant le numéro d'identification», propose-t-il. Une certitude: la technologie RFID ne pourra jamais s'imposer contre l'avis des consommateurs. Post-scriptum |