Les lourdes ombres
noires
Chapitre extrait du livre de Carlos Castaneda " Le voyage
définitif "
Ed. du Rocher - 1998 - page 261
(
) L'obscurité s'était
installée très rapidement, et le feuillage des
arbres qui, un instant plus tôt, était d'un vert
éclatant, paraissait à présent beaucoup
plus sombre et dense. Don Juan me dit que si je regardais avec
une grande attention la couleur foncée du feuillage, sans
focaliser mes yeux et avec une sorte de regard en coin, je verrais
une ombre fugitive traverser mon champ de vision.
" C'est le meilleur moment de la journée pour faire
ce que je te demande. Il va te falloir un moment pour trouver
en toi le degré d'attention nécessaire. Ne t'arrête
pas avant d'avoir entrevu cette ombre noire. "
Je vis effectivement se profiler une étrange ombre noire
sur le feuillage des arbres, une ombre qui partait et revenait,
puis diverses ombres évanescentes se déplaçant
de droite à gauche, de gauche à droite, ou s'élevant
très haut en l'air. On aurait dit de gros poissons noirs,
de gigantesques espadons volants. J'étais complètement
absorbé par cette vision qui finit par m'effrayer. Il
faisait désormais trop sombre pour voir le feuillage,
mais je distinguais toujours ces ombres noires fugitives.
" Qu'est-ce que c'est, don Juan ? Je vois des ombres noires
s'agiter partout.
- C'est l'univers à l'état naturel, me répondit-il,
l'univers incommensurable, non linéaire, délivré
du joug de notre syntaxe. Les sorciers mexicains d'autrefois
furent les premiers à voir ces ombres et ils les suivirent
partout. Ils les voyaient comme tu les vois, et ils les voyaient
également sous forme d'énergie circulant dans l'univers.
Et ils ont alors fait une incroyable découverte. "
Il se tut et me regarda. Ses pauses étaient toujours très
étudiées et il savait me tenir en haleine.
" Qu'ont-ils découverts, don Juan ?
- Ils ont découvert que nous ne sommes pas seuls, me dit-il
aussi clairement qu'il le put. Venu des profondeurs du cosmos,
un prédateur est là, qui toute notre vie nous maintient
sous son emprise. Les êtres humains sont prisonniers et
ce prédateurs est notre seigneur et maître. Il étouffe
toute velléité de protestation ou d'indépendance
et nous empêche d'agir librement. "
L'obscurité alentour semblait réduire ma faculté
d'expression. S'il avait fait jour, j'aurais éclaté
de rire, mais en pleine nuit, je me sentais comme muselé,
paralysé.
" Il fait nuit noire, me dit don Juan, mais si tu regardes
du coin de l'il, tu vas continuer à voir ces ombres
fugitives aller et venir autour de nous. "
Il avait raison. Je pouvais toujours les voir et leurs mouvements
me donnaient le tournis. Don Juan alluma la lumière, ce
qui eut pour effet de tout dissiper.
" Te voilà arrivé, grâce à tes
seuls efforts, à ce qui était pour les anciens
chamans le " cur du sujet ". Je tourne autour
du pot depuis longtemps en te laissant entendre que quelque chose
nous retient prisonniers. Nous sommes effectivement tous prisonniers
! C'était un fait énergétique pour les sorciers
d'autrefois.
- Pourquoi ce prédateur exerce-t-il ce pouvoir sur nous
comme vous le dites, don Juan ? Il doit y avoir une explication
logique !
- Il y a une explication, me répondit don Juan, qui est
extrêmement simple. Ils nous tiennent sous leur emprise
parce que nous sommes leur source de subsistance. Ils ont besoin
de nous pour se nourrir, et c'est pour cela qu'ils nous pressurent
implacablement. Exactement comme nous qui élevons des
poulets pour les manger, ils nous élèvent dans
des " poulaillers " humains pour ne jamais manquer
de nourriture. "
Je me sentir secouer négativement la tête. Je ne
pouvais exprimer mon violent sentiment de malaise et de révolte,
et mon corps s'agitait pour le faire remonter à la surface.
Je tremblais de la tête aux pieds sans pouvoir me contrôler.
" Non, non, non, m'entendis-je dire. C'est absurde, don
Juan ! Ce que vous dites est horrible. Cela ne peut tout simplement
pas être vrai, ni pour les sorciers, ni pour des gens normaux,
ni pour personne.
- Et pourquoi ? me répondit calmement don Juan. Pourquoi
donc ? Parce que cela te met en fureur ?
- Oui, cela me met en fureur, répliquai-je. Ce sont des
idées monstrueuses !
- Eh bien, je ne t'ai pas encore tout dit. Ecoute moi jusqu'au
bout et on verra comment tu te sens. Attention, je vais t'infliger
un choc ! Ton esprit va subir de terribles attaques, et tu ne
pourras pas fuir, parce que tu es pris au piège ; non
parce que je te retiens prisonnier, mais parce que quelque chose
en toi t'empêchera de partir, même si cela te rend
fou de rage. Alors, rassemble tes forces ! "
Don Juan avait raison. Je ne serais pas parti de chez lui pour
un empire, et pourtant j'abominais toutes les idioties qu'il
était en train de me débiter.
" Je vais faire appel à ton esprit analytique, me
dit don Juan. Réfléchis un moment, et dis-moi comment
tu peux expliquer la contradiction entre, d'une part, l'intelligence
de l'homme sur le plan scientifique et technique et, d'autre
part, la stupidité de ses systèmes de croyances
ou l'incohérence de son comportement. Ce sont les prédateurs,
disent les sorciers, qui nous ont imposé nos systèmes
de croyance, nos idées sur le bien et le mal, nos murs
sociales. Ce sont eux qui suscitent nos espoirs et nos attentes,
nos rêves de succès ou notre peur de l'échec,
eux encore qui insufflent dans notre esprit convoitise, avidité
et lâcheté et qui le rendent prétentieux,
routinier et égocentrique.
- Mais comment s'y prennent-ils, don Juan ? lui demandai-je,
de plus en plus irrité par ses paroles. Ils nous chuchotent
tout cela dans le creux de l'oreille pendant notre sommeil ?
- Non, ils ne procèdent pas aussi bêtement, me répondit
don Juan en souriant. Ils sont extrêmement efficaces et
organisés, et pour s'assurer de notre obéissance,
de notre docilité et de notre apathie, ils ont accompli
une manuvre extraordinaire - extraordinaire, bien sûr,
sur un plan stratégique, mais horrible du point de vue
de ceux qui en sont victimes. Ils nous ont donné leur
esprit ! Tu m'entends ? Les prédateurs ont remplacé
notre esprit par le leur, qui est bizarre, incohérent,
grincheux, et hanté par la peur d'être percé
à jour.
" Tu n'as jamais souffert de la faim, poursuivit-il, et
tu as pourtant une sorte d'angoisse à propos de la nourriture.
C'est celle du prédateur qui redoute continuellement qu'on
découvre son manège et lui coupe les vivres. Par
le biais de l'esprit humain qui est en réalité
le leur, les prédateurs nous inculquent ce qui les arrange
pour améliorer leur sécurité et avoir moins
peur.
- Peut-être tout cela est-il vrai, don Juan, mais si c'est
le cas, il y a là quelque chose d'odieux qui me répugne
et m'oblige à prendre le parti contraire. Et comment font-ils
pour nous manger ? "
Don Juan me fit un large sourire. Il avait l'air de bien s'amuser.
Il m'expliqua que les sorciers voyaient les nouveaux-nés
et les bébés comme d'étrange boules d'énergie
lumineuse, recouvertes de haut en bas d'un revêtement brillant,
un peu comme si une housse en plastique enveloppait étroitement
leur cocon d'énergie. C'était cette couche brillante
de conscience, me dit-il, que consommaient les prédateurs.
Et lorsque les êtres humains atteignaient l'âge adulte,
il n'en restait qu'une étroite bande à hauteur
des orteils qui permettait tout juste à l'humanité
de survivre.
Comme en rêve, j'entendis don Juan me déclarer qu'à
sa connaissance, l'espèce humaine était la seule
à avoir cette couche brillante de conscience à
l'extérieur du cocon lumineux. C'est pourquoi nous étions
une proie facile pour le mode de conscience différent,
plus pesant, des prédateurs.
Il me révéla alors quelque chose d'encore plus
traumatisant : cette étroite bande de conscience était
le siège de l'autocontemplation dans laquelle l'homme
était irrémédiablement piégé.
En jouant sur cette autocontemplation qui est le dernier brin
de conscience qui nous reste, les prédateurs suscitaient
des éclairs de conscience qu'ils dévoraient avec
l'acharnement d'un rapace. Et pour les provoquer, ils nous donnaient
à résoudre des problèmes idiots et se nourrissaient
du flamboiement énergétique de nos pseudo-intérêts.
Il devait y avoir dans ce que disait don Juan quelque chose de
si pénible et bouleversant pour moi que j'en avais des
haut-le-cur.
Après une pose suffisamment longue pour me permettre de
récupérer, je demandai à don Juan : "
Mais puisqu'ils voient les prédateurs, pourquoi les sorciers
mexicains, anciens ou actuels, ne font-ils rien ?
- On ne peut strictement rien faire, me dit tristement don Juan
d'une voix grave, hormis se discipliner au point qu'ils ne puissent
nous toucher. Et comment demander à nos semblables d'affronter
les rigueurs d'une telle discipline ? Ils réagiraient
en riant et se moquant de nous, et les plus agressifs d'entre
eux s'énerveraient et nous tabasseraient. Ce n'est pas
qu'ils ne nous croiraient pas ! Il y a au tréfond de chaque
être humain une connaissance ancestrale, viscérale,
de l'existence des prédateurs. "
Mon esprit analytique jouait au yo-yo. Tout ce que me racontait
don Juan était grotesque, absurde, et en même temps
me semblait raisonnable, très simple. Toutes les contradictions
humaines s'expliquaient. Mais comment prendre tout cela au sérieux
? Don Juan me poussait sur le trajet d'une avalanche qui m'emporterait
à jamais.
(
) Don Juan continua à
enfoncer le clou toujours plus profondément. " Les
sorciers mexicains d'autrefois voyaient le prédateur.
Ils l'ont appelé planeur parce qu'il jaillit de l'espace.
Il n'est pas beau à voir. C'est une grande ombre, d'un
noir impénétrable, qui fonce vers le sol et se
pose lourdement. Ces sorciers ne savaient pas exactement quand
il avait fait son apparition sur terre. Dans leur idée,
l'homme avait sans doute été à une époque
un être complet doué d'une conscience prodigieuse
lui permettant d'accomplir d'incroyables prouesses - tous ces
exploits que nous retrouvons aujourd'hui dans nos légendes
mythologiques. Ces facultés semblaient par la suite avoir
disparu pour donner l'être humain actuel, un être
diminué, comme abruti par des sédatifs. "
J'aurai dû me mettre en colère, le traiter de paranoïaque,
mais je ne sais trop pourquoi, ce genre d'indignation toujours
latente chez moi m'avait quitté. Quelque chose en moi
avait même dépassé ce stade où je
me disais : " Et si c'était vrai ? " Face à
don Juan qui me parlait cette nuit là, je sentais au plus
profond de mon être que tout ce qu'il me disait était
vrai, mais en même temps, avec une force égale,
que tout ce qu'il me disait était complètement
absurde.
" Que voulez-vous dire, don Juan ? " lui demandai-je
faiblement.
" Ce que je veux dire, c'est que nous avons affaire à
forte partie. C'est un prédateur très malin et
bien organisé, qui procède méthodiquement
pour nous neutraliser et nous empêcher d'être la
créature magique que nous étions destinés
à être. Nous ne sommes plus désormais qu'une
source de ravitaillement et n'avons d'autres rêves que
ceux d'un animal que l'on élève pour sa viande
: des rêves banals, conventionnels et imbéciles.
"
(
) " Ce prédateur,
me dit don Juan, est évidemment un être inorganique.
Mais il n'est pas pour nous complètement invisible comme
le sont les autres. Je suis sûr que les enfants le voient,
et devant l'horreur que leur inspire cette vision, ils préfèrent
ne plus y penser. Et même s'ils cherchaient à mieux
le voir, tout le monde autour d'eux les en dissuaderait. "
Description de ce qu'est un être
inorganique, page 231 dudit livre : " Les vieux chamans
ont découvert que l'ensemble de l'univers est constitué
de deux forces jumelles opposées, mais complémentaires.
Ainsi notre monde a un jumeau, un monde opposé et complémentaire
peuplé par des êtres doués de conscience,
mais dénués d'organisme, auxquels ils avaient donné
le nom d'êtres inorganiques. (
) L'ensemble de l'univers
regorge de toutes sortes de mondes où la conscience peut
être organique ou inorganique. "
" La seule alternative qui
reste à l'humanité, continua don Juan, est la discipline.
Seule la discipline a un effet disuasif. Mais je n'entends pas
par ce terme une affreuse routine où l'on saute du lit
tous les jours à cinq heures du matin pour s'asperger
d'eau glacée ! Pour un sorcier, la discipline est la faculté
d'affronter sereinement les difficultés imprévues.
Il la considère comme un art : l'art de faire face à
l'infini sans broncher, non pour faire étalage de sa force,
mais pour lui témoigner son admiration et son respect.
- En quoi la discipline des sorciers peut-elle avoir un effet
dissuasif ?
- Les sorciers disent qu'elle rend la couche brillante de conscience
inconsommable pour le planeur, me dit don Juan en scrutant mon
visage comme pour y déceler un signe d'incrédulité.
Il est alors perplexe. Je suppose qu'il n'a jamais entendu dire
qu'une couche brillante de conscience pouvait ne pas être
comestible. Et cette perplexité ne lui laisse d'autre
issue que de s'abstenir de poursuivre son infâme activité.
" A partir du moment où les prédateurs ne
la mangent plus, notre couche brillante de conscience se développe.
En simplifiant à l'extrême, on pourrait dire que,
grâce à leur discipline, les sorciers éloignent
les prédateurs, ce qui permet à leur couche brillante
de conscience de se reformer et de retrouver progressivement
sa taille normale. Les sorciers d'autrefois la comparaient à
un arbre qui atteint sa hauteur et son volume si on ne le taille
pas. Et à mesure que le niveau de conscience s'élève
au-dessus des pieds, de nouveaux modes de perception surgissent
automatiquement.
" Les anciens sorciers avaient découvert une excellente
tactique : ils tenaillaient l'esprit des planeurs par la discipline.
Ils s'étaient aperçus que s'ils lui opposaient
leur silence intérieur, cette implantation étrangère
disparaissait, ce qui confirmait l'origine extérieure
de cet esprit. L'implantation étrangère tentait
évidemment de revenir, mais elle avait perdu de sa force,
et un processus se mettait en marche dans lequel l'esprit des
planeurs prenait la fuite de plus en plus souvent, jusqu'au jour
où il disparaissait définitivement. Un triste jour,
en fait, puisqu'on doit dès lors se débrouiller
tout seul en ne comptant que sur ces propres ressources, qui
sont pratiquement nulles. Personne n'est plus là pour
nous dire que faire, aucun esprit clandestin ne nous dicte plus
les idioties auxquelles nous sommes accoutumés.
" Mon maître, le nagual Julian, disait fréquemment
à ses disciples que c'était le moment le plus difficile
de la vie d'un sorcier, car notre véritable esprit, celui
qui nous appartient en propre et se résume à notre
expérience personnelle, est devenu timide, inquiet et
fuyant après une vie entière d'asservissement.
C'est alors, selon moi, que débute le véritable
combat du sorcier. Le reste n'est que simple préparation.
"
(
) " Que voulez-vous
dire par tenailler l'esprit des planeurs ?
- La discipline le met au supplice, me répondit-il. C'est
donc grâce à leur discipline que les sorciers peuvent
se débarrasser de cette implantation étrangère.
"
J'étais extrêmement troublé. Soit don Juan
était bon pour l'asile, soit ce qu'il venait de me raconter
était si terrifiant que mon sang se glaçait dans
mes veines. Je notai cependant la vitesse à laquelle se
ranima mon énergie pour tout nier en bloc. Après
un instant de panique, j'éclatai de rire, comme si don
Juan venait de me raconter une bonne plaisanterie. Je m'entendis
même lui dire :
" Don Juan, don Juan, vous êtes incorrigible ! "
Il parut comprendre tout ce que j'éprouvais et secoua
la tête, levant les yeux au ciel, comme pour feindre le
désespoir.
" Je suis si incorrigible que je vais asséner à
l'esprit des planeurs qui t'habite un coup supplémentaire,
en te confiant l'un des sectets les plus extraordinaires de la
sorcellerie. C'est la conclusion à laquelle ont abouti
les sorciers, une conclusion qu'ils ont mis des milliers d'années
à établir et vérifier. "
Il me sourit d'un air machiavélique. " L'esprit des
planeurs s'enfuit définitivement lorsqu'un sorcier réussit
à saisir la force vibratoire qui assemble les champs d'énergie
qui nous constituent. S'il maintient suffisamment longtemps sa
pression, l'esprit des planeurs, vaincu, bat en retraite. Et
c'est exactement ce que tu vas faire : te cramponner à
l'énergie qui maintient ta cohésion. "
J'eus une réaction totalement imprévisible et inexplicable.
Une partie de moi était vraiment ébranlée,
comme si elle avait reçu un coup. Je me sentis envahi
par une terreur injustifiée que j'associai aussitôt
à mon éducation religieuse.
Don Juan me regarda de la tête aux pieds.
" Tu redoutes la colère divine, non ? Sois tranquille,
cette peur n'est pas la tienne. C'est celle des planeurs, car
ils savent que tu vas faire exactement ce que je vais te dire.
"
Ses paroles ne me rassurèrent absolument pas, et je me
sentis encore plus mal. J'avais des spasmes involontaires que
je ne pouvais maîtriser.
" Ne t'inquiète pas, me dit calmement don Juan. Ce
genre de crise passe très rapidement. L'esprit des planeurs
n'a pas la moindre force de concentration. "
Quelques instants plus tard, toutes ces manifestations disparurent
comme don Juan l'avait prédit. Dire que j'étais
perplexe serait un euphémisme. Pour la première
fois de ma vie, seul ou avec don Juan, je ne savais plus du tout
où j'en étais. Je voulais m'extraire de mon fauteuil
pour faire quelques pas, mais j'étais mort de peur. La
tête farcie d'affirmations rationnelles, je me sentais
pourtant terrorisé comme un enfant. Je me mis à
respirer profondément et tout mon corps se couvrit de
sueurs froides. J'avais déchaîné en moi quelque
chose d'épouvantable : des ombres noires fugitives bondissaient
partout où que je tourne mon regard.
Je fermais les yeux et reposai la tête sur le bras du fauteuil.
" Je ne sais plus que faire, don Juan. Vous avez vraiment
réussi à me déboussoler cette nuit.
- Tu es déchiré par une lutte intérieure,
me dit don Juan. Tout au fond de toi, tu sais que tu ne peux
t'opposer à ce qu'une indispensable partie de toi-même,
la couche brillante de conscience, serve inexplicablement à
nourrir de mystérieuses entités. Et quelque chose
d'autre en toi refuse de toutes ses forces cette situation.
" Ce qui est révolutionnaire dans l'attitude des
sorciers, poursuivit-il, c'est qu'ils se refusent à respecter
un accord auquel ils n'ont pas participé. Personne ne
m'a jamais demandé si j'acceptais d'être mangé
par des êtres ayant un mode de conscience différent
! Mes parents m'ont simplement mis au monde pour les ravitailler,
comme cela s'était passé pour eux, et c'est tout.
"
(
) Revenu chez moi, je
m'aperçu que l'idée des planeurs m'obsédait
chaque jour davantage, jusqu'au jour où je sentis que
les conclusions de don Juan étaient irréfutables.
J'avais beau m'efforcer de trouver une faille à sa logique,
elle était imparable. Plus j'y réfléchissais,
plus j'observais mes semblables et moi-même, plus s'intensifiait
ma conviction que quelque chose nous rendait incapables de toute
activité ou interaction non focalisée sur le moi.
Mon seul souci, comme celui de tous ceux que je connaissais ou
rencontrais, était mon moi.
" Tous les êtres humains
sur terre semblent avoir exactement les mêmes réactions,
les mêmes pensées, les mêmes sentiments. Ils
réagissent de manière presque identique aux mêmes
stimuli. Le langage qu'ils utilisent jette une sorte de voile
sur leurs attitudes, mais si l'on gratte un peu, on voit bien
qu'ils ne peuvent échapper à cette similitude de
comportement. " Don Juan
(
) Je fis des recherches
anthropologiques approfondies sur la présence d'éventuelles
allusions aux planeurs dans d'autres cultures. Elles s'avérèrent
totalement infructueuses. Don Juan paraissait être l'unique
source d'informations à cet égard. Dès que
je le vis la fois suivante, je lui reparlai immédiatement
des planeurs.
" J'ai fait tout mon possible pour rester rationnel sur
ce plan, mais je n'y arrive pas. Il y a des moments où
je suis complètement d'accord avec vous sur les prédateurs.
- Concentre ton attention sur les ombres fugitives que tu vois
vraiment ", me dit don Juan en souriant.
Je lui fit remarquer qu'elles mettaient en péril ma rationnalité.
Je les voyais partout. Depuis ma dernière visite chez
lui, j'étais incapable de dormir dans le noir. Garder
la lumière allumée ne me gênait pas du tout,
alors que s'il faisait nuit, tout se mettait à bondir
autour de moi. Je ne voyais jamais de véritables formes
ou silhouettes complètes, mais seulement ces fameuses
ombres noires fugitives.
" L'esprit des planeurs ne t'a pas quitté, me déclara
don Juan. Il a été gravement atteint et essaie
à tout prix de conclure un nouvel arrangement. Mais il
s'est produit en toi une sorte de rupture définitive,
et le planeur le sait. Le vrai danger, c'est que l'esprit des
planeurs t'ait à l'usure et te fasse abdiquer en jouant
sur la contradiction entre ses affirmations et les miennes.
" L'esprit des planeurs n'a pas d'opposant, poursuivit don
Juan, et lorsqu'il propose quelque chose, il acquiesce à
sa propre proposition et te fait croire que tu as raison. Il
va affirmer que les prétendues révélations
de don Juan sont complètement absurdes, puis il va tomber
d'accord avec se propre déclaration et te faire dire :
" Mais oui, c'est vrai, il raconte n'importe quoi ! "
C'est comme ça qu'ils nous dominent.
" Les planeurs sont un constituant fondamental de l'univers
et nous devons nous efforcer de les voir sous leur véritable
jour - terrifiants, monstrueux. C'est par leur intermédiaire
que l'univers nous met à l'épreuve.
" Nous sommes des sondes énergétiques douées
de conscience, reprit-il comme s'il avait oublié ma présence,
que l'univers a créées pour prendre conscience
de lui-même. Les planeurs constituent pour nous un défi
auquel nous ne pouvons nous soustraire. Nous ne devons pas les
mésestimer. Nous devons les vaincre pour que l'univers
laisse les êtres humains poursuivre leur existence. "
J'aurai voulu que don Juan m'en dise davantage, mais il se contenta
d'ajouter : " Le choc , tu l'as reçu la dernière
fois. On pourrait parler pendant des heures des planeurs, mais
il est temps de passer à autre chose. "
(
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